Je me cramponne au rail d'un ferry-boat avançant sur la seine vers la tour Eiffel. Le restaurant de la tour est en fait un bar beige-chocolat. Je cherche Matt. Où est-il? Il y a, à côté de moi, un étrange garçon qui ressemble à Charlie Chaplin — yeux tristes, moustache noire, chaussures trop grandes, drôle de chapeau noir. Comme sur des montagnes russes le ferry-boat grimpe sur une vague immense. Le garçon retire sa moustache. Il n'est pas beau mais il a une belle bouche et ses yeux sont fascinants. Nous redescendons la vague si rapidement que je suis terrifiée. Le garçon en Charlie Chaplin tente de casser un morceau de la torche de la Statue de la Liberté. Où est Matt ? » Mon réveil sonne et mon rêve s'effondre. Je tire les couvertures au-dessus de ma tête. Dans la chaude obscurité, je m'accroche aux vestiges de mon rêve partant à la dérive, mais ils fondent comme des morceaux de sucre dans l'eau bouillante. Allons, Trisha, sors ta tête de l'oreiller! C'est peut-être Cleveland, Ohio, que tu vois par la fenêtre, mais la Grosse Pomme * n'attend que toi pour être mordue. Le bus part dans cinquante minutes. Nous mettons le cap sur Manhattan ce matin. Les élèves les plus âgés des classes terminales d'Art et Mode de Mme Garfield. C'est la première fois que je vais à New York — c'est palpitant, c'est bête mais ça me donne des fris-sons, d'aller dans un endroit qu'on n'a vu que dans les magazines ou au cinéma, en sachant que c'est le centre du pays en ce qui concerne l'art et la mode. On a l'impression que là-bas, tout peut arriver. Matt sera-t-il jaloux s'il apprend que c'est la troisième fois que je rêve à ce garçon qui ressemble à Charlie Chaplin? Trisha, tu vas être en retard! Dis au revoir à tes draps! Remue-toi ma petite! J'aime penser à Matt. Il a de magnifiques cheveux d'un noir brillant, de longs cils romantiques et un corps de nageur qui m'excite quand je le regarde plonger et courir pour l'équipe de l'école, ses bras et sa poitrine forçant l'eau dans la nage papillon. C'est aussi un artiste et un styliste très doué. Je me demande s'il est réveillé et allongé sur son lit comme moi, pour goûter les derniers vestiges d'un rêve. Ou peut-être est-il devant sa glace en train de glisser un rasoir le long de la courbe de sa mâchoire. 

 

Je bâille. Paul Newman grimpe sur mon lit, frottant sa moustache contre mon menton. Je peux dire qu'il a faim, et je lui murmure comme une mère à un enfant : « II va falloir attendre. » Il me plante affectueusement ses griffes dans le bras. Il a encore une éraflure rouge sur le cou, de s'être battu avec le chat roux des voisins. « J'aimerais pouvoir t'emmener avec moi à New York. » Paul Newman devient vieux et ça me rend triste. « Trisha, tu te réveilles?» C'est la voix de ma mère qui m'appelle du bas des escaliers. « Je vais monter. » Ça me dérange de rêver à ce garçon qui ressemble à Charlie Chaplin. C'est un peu déloyal vis-à-vis de Matt. Deux valises vertes pleines à craquer sont au garde-à-vous près de la penderie, bourrées de tout ce dont j'ai besoin pour éblouir Manhattan de l'éclat de mon style. Je ris de moi-même à prendre ce voyage telle-ment au sérieux. New York, quelle affaire! Qui veut respirer quatre-vingt-quinze pour cent de fumée d'usines, avoir un revolver planté dans les côtes chaque soir, voir neuf millions de gens se marcher les uns sur les autres! Qu'est-ce que ça peut faire si une jeune fille qui a presque dix-sept ans y a un million d'aventures! Une voix profonde au fond de mon crâne me demande : « Seulement quel genre d'aventure cherches-tu, Trisha ? » 

Et honnêtement, je n'en sais rien. Surtout quand je suis heureuse avec un Matt équilibré, facile à vivre, plein d'humour mais qui quelquefois cependant me dérange un peu quand il fait réagir mon corps d'une façon que je ne désire pas. Paul Newman frotte sa queue contre ma joue. « Ne t'en fais pas, je te donnerai à manger ». lui dis-je. On frappe à la porte. Maman entre précipitamment. elle porte la robe noire super chic qu'elle met pour le bureau, sirotant une tasse de café de dernière minute. « Ferme ma fermeture éclair, chérie, veux-tu? » Une odeur de Chanel, d'expresso instantané. « Je t'ai laissé des oeufs brouillés au chaud. Fais un super voyage et n'oublie pas de m'appeler en arrivant. Elle m'embrasse rapidement et s'en va. Comment arriverai-je un' jour à lui poser quelques-unes des questions qui comptent vraiment. Comme n'en a-t-elle jamais assez de se réveiller dans la même maison, de faire le même boulot. de voir les même gens, jour après jour après jour? Ne sent-elle jamais que les gens ont l'air si creux ? Peut-être que je souffre seulement de la sénilité des élèves de terminale. Si ça n'était pas pour ce voyage à New York, je serais prête à partir pour la maison de santé. 

Une retraite prématurée à trois mois de mon dix-septième anniversaire. Quelquefois il me semble que nous tous — moi, Matt, mes copines Toni et Ruth, probablement même ma pire ennemie cette grande et belle Vicking de Nadine, qui aimerait me prendre Matt — sommes plongés dans l'inquiétude de ce que sera notre avenir, comme si ce qui arrivera après l'examen risquait d'être comme un traquenard dans un ordinateur, sans espoir d'en sortir. Mais aujourd'hui c'est différent! La porte d'en bas claque. La voiture démarre et tousse. Je me jette sur la fenêtre et l'ouvre brusquement. « Maman, je t'aime! » Elle ne peut pas m'entendre. Sa voiture fonce hors de l'allée et descend la rue. Le roman de ma vie : au moment même où je crie : « Je t'aime », personne ne m'entend. La nuit dernière, maman avait de grands yeux mouillés quand elle m'a dit : « Fais attention. Ce n'est pas l'endroit le plus sûr du monde. » «Je sais. » « Vraiment?» Elle m'a regardée comme si nous étions à des milliers de kilomètres l'une de l'autre. « J'essaierai de ne pas y penser; » « Quoi? » « Tu n'as plus treize ans. » « Je ne me baladerai pas seule, dans les rues, maman. » 

Comment puis-je lui dire ce que je ressens d'être sur le point de me retrouver dans une chambre d'hôtel ultra-chic, à côté de la fabuleuse Avenue des Champs Elyséées, avec une série de mes meilleurs dessins et créations juste au cas où une huile, ami New Yorkais de Mme Garfield voudrait savoir ce que je sais faire? « Excitée? » J'acquiesçai de la tête et brutalement je la serrai très fort dans mes bras, comme si j'avais peur de la perdre. « Eh, tu ne vas pas sur Mars. Ça n'est que Manhattan, Trisha. » Maman y avait été deux jours pour sa lune de miel avec papa. Comment pouvait-elle dire que ce n'est que Manhattan? Parce que, chère Trisha, New York n'est qu'une grande promenade de publicité créée pour que le reste de l'Amérique ait l'air d'un bled paumé. En réalité, peut-être que le monde entier est un bled paumé et que personne n'est disposé à l'admettre. Je reste encore à la fenêtre, même après que maman soit partie. Papa est parti avant que je me réveille, mais hier soir il m'a embrassée et donné cinquante dollars. « De l'argent pour folies. » Il me fit un clin d'oeil. Respirant l'odeur de l'herbe de banlieue d'« Avril à Cleveland », je me demande si Matt m'aime. Ou si je l'aime. Peut-être que nous tomberons amoureux à Paris la ville romantique. Nous sommes ensemble depuis deux ans et nous nous entendons bien et je pense l'aimer d'une certaine façon. Mais je ne me suis jamais sentie tomber amoureuse de lui, je veux dire tomber comme une tonne de briques. Le seul problème c'est que je n'aime pas ce que je ressens quand il arrive à me perturber en m'embrassant. C"est aussi à cause de mon ancienne carrière d'Escort Girl je me méfie parce qu'il aime me tenir et m'embrasser et voir mes sentiments être tout retournés jusqu'à ce que je me dégage. Je n'aime pas voir qu'il aime ça, et je n'aime pas tellement non plus voir qu'il est si attirant pour moi, parce que j'ai l'impression que quelque part il manque un peu de mystère et de magie. Une douche forte et chaude embue la salle de bain. J'enlève à peu près un quart de million de cellules mortes avec le loofah, et au beau milieu de ma douche, je dois tout d'un coup éclabousser le tapis de bain pour répondre au téléphone. « Trisha, je ne peux pas y aller! » C'est la voix de ma copine Ruth. « Pourquoi?» « Mes cheveux. Je déteste mes cheveux. Mes cheveux m'ennuient. C'est hideux. » « Ruth je te vois au bus. Nous n'avons pas le temps de détester tes cheveux. Je tâcherai de les arranger dans le bus. Je te promets qu'ils ne t'embêteront plus. » Ruth reprend confiance. « Vraiment, tu vas le faire? Oh Trisha, je suis désolée d'être un tel poids! » 

«Tu n'es pas un poids, Ruth. » «Je suis une casse-pieds, Trisha. » «Tu n'es certainement pas une casse-pieds et Herman est fou de toi. » « Herman Thomas est fou d'une cas-se-pieds! » Elle rit. « Sais-tu ce que dit mon horoscope? Écoute ça : " N'ayez pas peur des changements soudains dans votre vie amoureuse et de paris créatifs dans votre carrière. En fin de compte, ils vous seront bénéfiques. "» Quand Ruth raccroche, son horoscope résonne comme un écho. Des changements soudains dans votre vie amoureuse. Est-ce que ça signifie que Matt va me faire sa demande? Et votre carrière, des paris créatifs... Quelle carrière, je n'ai même pas eu mon diplôme de High School! Ne te fais pas d'illusions Trisha, tu aimerais faire carrière! Seulement tu n'as pas le cran de prendre cela au sérieux. » Qui a dit que je n'avais pas le cran? J'ai juste oublié dans quel sac je l'avais mis. De toute façon c'est son horoscope, pas le mien. J'ai demandé mon entrée dans deux collèges et cours d'art et j'ai été acceptée. Seulement je ne sais pas lequel choisir. Suis-je désolée de ne pas avoir posé ma candidature dans une école de New York? En retournant sous la douche qui coule encore je détrempe à nouveau le tapis de bain mauve déjà humide quand le téléphone sonne une deuxième fois. « Trisha, tu prends " moyen " ou " petit " pour tes collants?» 

 

 

« Toni, je n'ai pas le temps ! Matt doit arriver ici d'une minute à l'autre et je suis toujours sous la douche! » « Alors pourquoi réponds-tu au téléphone? » demande Toni aussi calme et logique que d'habitude. » « Probablement parce que mon Q.I. est de moins quatre-vingt-quatre. » « Trisha, c'est ton sens de l'humour qui fait de toi une très grande personnalité. » « Bien sûr chaque fois que je rentre dans une pièce vide, je la remplis entièrement. » « Puis-je revenir aux collants? » poursuit Toni comme un magistrat. « J'ai oublié d'acheter des collants de rechange et je sais que je vais filer ceux que je porte dans le bus et je ne veux pas débarquer pour la première fois à New York avec des jambes qui me donnent l'air d'avoir rampé dans des fils de fer barbelés. Peux-tu me prêter une paire de " moyens " ou non? » « Comment vas-tu te changer dans le bus? » « Ne t'est-il jamais venu à l'esprit, ma chère amie, que de nos jours les bus étaient équipés de toilettes?» Toni et moi sommes copines depuis la maternelle. On se dispute tout le temps, mais Ruth, elle et moi sommes inséparables. C'est pourquoi bien sûr je vais lui prêter des collants. J'atteins presque la porte de la salle de bain, et la buée de la douche sort de la pièce en grosses volutes, quand cet instrument de torture appelé téléphone recommence. 

 

Y a-t-il en Amérique une fille de seize ans qui puisse entendre le téléphone sonner sans y répondre? « Trisha, c'est moi, Matt! » Quelquefois sa voix sonne vraiment comme celle d'un adulte. J'ai sous les côtes un drôle d'élancement. Comme si je réalisais soudaine-ment qu'il n'était pas un garçon. C'est un homme. Bizarre. Est-ce qu'un élancement sous les côtes signifie que vous êtes en train de tomber amoureux?» « Ma voiture est cassée. » « Peux-tu prendre un taxi, Matt? On va manquer le bus. » « La dépanneuse est en route. Je l'appelle. » « Que portes-tu, Matt?» «Ce que je porte?•Que veux-tu dire par ce que je porte? » « Si pour la première fois de ma vie je me présente dans les rues de Manhattan avec toi, je veux porter quelque chose qui soit assorti à ce que tu portes. » « Eh bien, je porte quelque chose qui va vraiment faire s'arrêter la circulation. Une Dodge Dart 1971 avec un six cylindre en V et un radiateur fichu. « De toute façon qu'est-ce que tu es en train de faire. J'entends un bruit bizarre au fond. » « Je prend une douche. » « Chaude ou froide. » « Pêche. » « Ça n'est pas une température. » 

« Les couleurs ont des températures. » « Trisha, tu n'es pas normale. » « Mon thermomètre indique quatre-vingt-dix-huit virgule six et je vais raccrocher tout de suite et prier que Mme Garfield puisse parler au chauffeur pour qu'il t'attende. » Je pose le téléphone brutalement et passe en revue mes affaires, bondissant dans la maison comme une balle de ping-pong humaine. Brosse pour dents bien blanches, brosse pour belles ondulations sur cheveux châtains, se faire une bonne mine encore plus belle avec une crème hydratante claire et une poudre transparente et du blush rose et du crayon bleu pour les yeux ainsi que du mascara et pour les lèvres un rose mauve; s'enduire de lait pour le corps, enfiler rapidement un superbe pull en cashmere noir, un confortable pantalon couleur lie-de-vin, des ballerines plates, traîner les valises vertes jus-qu'à la porte d'entrée, téléphoner au taxi, se rebrosser les cheveux, vérifier le fourre-tout en tartan pour la brosse à dents, le stick déodorant pour les aisselles, les collants de rechange pour Toni, j'y ajoute les feutres, les stylos et les crayons, le miroir de maquillage et sa trousse, les lunettes de soleil, le nouveau parapluie télescopique, le nouveau deux-pièces à rayures multicolores (au cas où l'hôtel aurait une piscine couverte ce que j'ai oublié de demander à Mme Garfield), et enfin appeler papa au bureau pour lui dire au revoir. «Tu vas montrer à ces frimeurs de New-Yorkais, que nous avons notre propre style aussi dans l'Ohio! » Style. C'est un mot que Mme Garfield nous a martelé dans la tête tout au long de l'année. N'importe qui peut avoir du goût, mais très peu de gens ont du style. Le taxi klaxonne dehors. Je change mes chaussures contre des escarpins et je retourne à l'étage, jeter un dernier coup d'oeil à mes cheveux, qui ont vraiment l'air extra. Un dernier coup de cirage à mes chaussures. J'aime mes pieds et spécialement mes orteils. Le chauffeur de taxi re-klaxonne. Je suis sur le pas de la porte, les valises vertes me martyrisent les mains. Une vision fugitive de mon rêve me revient. Le garçon qui ressemble à Charlie Chaplin cassant un morceau de la Statue de la Liberté et m'en offrant une bouchée. J'aimerais parler à Matt de ce Charlie Chaplin, mais je vois pas très bien pourquoi je lui en parlerais, et cela pourrait le rendre jaloux, ce que je trouve minable quand on sort avec quelqu'un. Ou bien il pourrait simplement en rire, ce qui pourrait me donner envie de le tuer. Je suis tellement dans me idées que je jette à peine un coup d'oeil au chauffeur de taxi. Il a bien du mal à porter mes sacs dans le coffre de la voiture quand soudain je me mets à hurler : « Attendez! J'ai oublié de nourrir Paul New-man! » « Paul Newman? », grommelle le chauffeur de taxi : « Vous allez nourrir Paul Newman?» 

Comme je fais demi-tour en courant vers la porte d'entrée, j'entends sa grosse voix sonore, résonnant comme quelqu'un qui aurait accroché son nez à ses épaules. « Paul Newman. Bien sûr. Eh bien, pourquoi pas? Ce gars-là doit bien manger quelque part ?»