Alors jouer le personnage, interpréter le rôle de si longue date préparé. Un vent frais s'était levé. Perdue dans sa réflexion, comme dans la contemplation du paysage, Celia y resta indifférente. Le pont s'animait. La plupart des passagers venaient de traverser l'Océan, mais l'avantveille un certain nombre de personnes avaient embarqué à bord du Liberté, à l'occasion d'une courte escale à Paris. Des hommes fort ordinaires en vérité, à l'exception d'un individu aux allures originales et impérieuses, qui pouvait passer pour inquiétant. Grand, les cheveux sombres, affichant sans vergogne une morgue qui ne rappelait que trop à Celia celle de l'infâme vicomte, il se tenait à l'écart de ses compagnons et semblait préférer la compagnie des officiers. Aurait-on suggéré qu'il l'intéressait par son allure ou son élégance que Celia se serait récriée avec indignation. Elle se complut pourtant à l'observer lorsqu'il apparut sur le pont supérieur, échangeant quelques propos avec le commandant en second. Vêtu assez simplement d'un pantalon chamois et de bottes à l'écuyère, sa jaquette ouverte sur sa chemise blanche, il aurait pu faire figure de riche hobereau. Mais il y avait dans son expression quelque chose de farouche et d'impérieux. Le visage mince, les traits élégants et bien dessinés, il semblait doté d'une personnalité trop forte pour n'être qu'un simple nobliau de province.
Comme il observait distraitement le pont inférieur, le malheur voulut que son regard croise celui de Celia. Un sourire railleur aux lèvres, il la salua avec affectation d'une gracieuse inclinaison de tête, afin d'ajouter encore à la confusion de la jeune escort girl, rougit et détourna les yeux vers les passagers les plus proches, comme on le fait dans l'espoir de rencontrer un visage connu. Il s'en trouva fort heureusement un, en la personne d'un passager lui aussi récemment embarqué, mais assez aimable et entreprenant pour s'être déjà présenté à Celia. Bien que réservé, comme il convient, son sourire ne manquait pas de chaleur.
Eh bien, mademoiselle Sinclair, le Liberté accomplit des merveilles. Nous allons débarquer plus tôt que prévu.
On le dirait, monsieur Carlisle. Dans les haubans, autour des palans, l'équipage s'activait en effet en grande hâte. Des sifflets stridents retentissaient, des cordages filaient, des voiles s'affalaient en claquant. Celia retint par la bride son chapeau, dont la brise menaçait l'équilibre, et adressa à M. Carlisle un sourire dont l'éclat se justifiait surtout par le désir de donner le change Si l'arrogant inconnu ne lui avait pas adressé cet humiliant regard de dérision, sans doute se serait-elle montrée plus réservée à l'égard de ce personnage sympathique mais un peu indiscret, qui depuis son embarquement à Paris semblait s'intéresser à elle avec quelque insistance, jusqu'à paraître s'attacher à ses pas.
Souriant lui aussi de la façon la plus engageante, voilà qu'il n'hésitait pas à s'enquérir de détails personnels. — Votre famille, vos amis, vous attendent sans doute au débarcadère, mademoiselle ? Je n'en sais rien, monsieur Carlisle. Les horaires et même les dates sont tellement incertains... En effet. Une arrivée anticipée interdit toute prévision utile. Comment dire... Londres est une vaste cité, pleine d'embûches pour les jeunes personnes qui n'en connaissent pas la complexité. Si je ne craignais de vous importuner, c'est de grand coeur que je vous proposerais de vous accompagner en ville jusqu'au lieu de votre destination.
Une expression de Celia se fit moins avenante. — C'est inutile. Je ne connais pas Londres, mais je suis très capable de prendre un fiacre. Carlisle hocha la tête en haussant les épaules. Il se résignait. Je n'en doute pas, dit-il. Mais je ne pense pas qu'un fiacre convienne à une personne de votre. prestance, lorsqu'elle est seule. Cette insistance devenait irritante. Celia le prit de haut. — Ne vous méprenez pas, monsieur Carlisle. Je ne souhaite pas être en votre compagnie. Insensible à cette manifestation d'aigreur, Carlisle sourit largement. Comme vous avez traversé seule l'océan, je ne doute ni de vos capacités ni de votre détermination, mademoiselle. Je crains de vous avoir offensée, sans intention aucune, croyez-le bien. Mais pour me rassurer, permettez-moi de vous prêter mon guide des rues de Paris, et son plan. Les cochers de fiacres abusent parfois des étrangers, et mettent à profit leur inexpérience pour allonger inconsidérément l'itinéraire et les « promener », selon l'expression consacrée. Comme Celia hésitait, il la désarma d'un sourire. — La Providence m'a doté d'une soeur qui m'est chère, mademoiselle Sinclair. Si elle se trouvait dans la situation qui est la vôtre en ce moment, j'éprouverais à l'égard d'un homme bien élevé qui lui offrirait son aide une reconnaissance certaine, à condition que cette aide soit désintéressée, bien sûr, comme l'est la mienne. Un peu confuse, Celia lui rendit son sourire pour se faire pardonner. Carlisle sortit d'une poche intérieure une carte à vrai dire un peu usagée, qu'il déplia en partie. C'est un plan des rues de Londres, avec ses monuments. Voyez la Tour à droite, Saint-Paul au milieu, à gauche des Champs Elysées. Si vous connaissez le lieu de votre destination, vous vous trouvez à même de prévenir de coûteuses indélicatesses.